Lily : « la princesse au petit pois* » et la transformation individuelle
Je connais Lily [1] depuis plus de quinze ans, elle m’apprend qu’elle pense se faire tatouer…nous nous lançons donc dans cette grande discussion autour du tatouage : que voudrais tu ? Pourquoi maintenant ? Quel dessin ? La réflexion est lancée et le processus, en marche. Dans ce parcours individuel, il sera question de tenter de voir comment la transformation individuelle s’opère et quels en sont les effets. Je vais également mettre en avant l’idéologie, le cadre : le contexte culturel, le cadre normatif dans lequel cette transformation s’opère. Le tatouage sera abordé comme un processus qui s’installe dans le temps et pouvant changer le statut social de la personne. Par ce biais, je pose un regard sur la conversion identitaire qui s’opère progressivement, mais rarement de manière radicale. Et enfin, comment les constructions sociales primaires restent résistantes aux changements.
Imaginons que la première étape est le premier tatouage : on prend ses marques, on se démarque. Ce premier tatouage est bien sûr le fruit d’un processus. Selon les personnes que j’ai rencontrées, il semble que le premier tatouage soit parfois le début d’une grande série, mais pas nécessairement. Mais on commence toujours par un tattoo. Le deuxième prend parfois des années avant d’être envisagé sans être toujours concrétisé. La route est parfois longue entre « penser » se faire tatouer et le premier passage à l’acte. Dans le public interviewé, je distingue deux populations différentes : les « marginaux » et les « non marginaux ». Les premiers sont ceux qui ont plus d’une dizaine de tatouages, ou les bleus et ceux qui ont les parties sociales tatouées. La deuxième est « non marginalisée » possédant moins de cinq tatouages et pouvant être visible ou non. Les parties sociales ne sont pas touchées. J’ai pu suivre le cheminement de Lily, étant dans le stade de la réflexion, et ne possédant aucun tatouage.Quand je la rencontre elle n’est pas tatouée, mais y pense. Suite à cela, j’ai eu envie de mettre en avant le processus de transformation individuelle qui me semble apparaitre dans ce cadre.
Première étape : penser au tatouage
« L’idée de me faire tatouer était présente depuis de nombreuses années mais elle n’était pas très concrète. J’y pensais de temps en temps lorsque je voyais un tatouage sur le corps d’une personne. C’était une envie qui était plus au moins présente selon les époques de ma vie mais sans réel désir de passer à l’acte. L’année de mes 40 ans m’est apparue comme une étape importante dans ma vie. Une année de bilan qui marquait l’envie de changement. J’avais depuis longtemps la sensation que ma vie était à l’arrêt, immobile. J’avais, à l’époque, des soucis dans mon milieu professionnel, je souhaitais également déménager. J’avais vraiment le souhait que cette année soit un tournant, qu’elle soit un passage vers un renouveau. A cette époque, Virginie m’avait parlé de son travail de jury, du sujet qu’elle souhaitait développer et qui portait sur le tatouage. Cela m’est apparu comme ces hasards de la vie qui arrivent au juste moment. J’étais très curieuse de découvrir l’histoire du tatouage, son évolution, toutes les théories qui avaient été développées à ce sujet. C’est avec beaucoup d’intérêt que j’ai lu son travail et que j’y ai apporté ma contribution dans la correction. En parallèle de ce travail, j’ai beaucoup échangé avec Virginie sur le sujet, sur mon envie de me faire tatouer. Ses conseils m’ont été très précieux et les questions qu’elle soulevait m’ont permis d’y réfléchir très posément. Pourquoi avais-je envie de ce tatouage ? A quel endroit de mon corps souhaitais-je le faire ? Quel dessin ? En noir ou en couleur ? Avais-je choisi un tatoueur ? Je me suis sentie accompagnée dans ma réflexion et c’était très important pour moi. Je n’avais pas envie de prendre à la légère cet acte irréversible que j’allais poser. Je voulais faire cela sereinement, en prenant mon temps. Toute cette réflexion m’a fait prendre conscience que c’était le bon moment pour moi et que j’avais très envie de me faire tatouer. Je souhaitais m’offrir un cadeau pour marquer cette date d’anniversaire mais il ne s’agissait pas d’un bien matériel hors de prix. J’avais vraiment envie que ce cadeau marque ce passage et reste graver dans ma mémoire comme ce désir que cette année de mes 40 ans soit une page qui se tournait, j’avais envie de m’en rappeler des années plus tard. Une marque qui ne pourrait jamais être modifiée, avec laquelle les affres de ma mémoire ne pourraient pas tergiverser, comme un rappel constant de ce que cette année représentait pour moi. Pour ne jamais oublier….J’avais envie de m’offrir un cadeau, qui apparaissait, à mes yeux du moins, comme original, un peu « hors norme » qui portait en lui des connotations d’interdits. Pour cette année de changement, j’avais envie « d’oser » quelque chose d’un peu fou. Cette sensation était assez grisante mais encore fallait-il passer à l’acte. Je n’avais aucune connaissance du sujet et je ne me sentais pas le courage de franchir au hasard la porte d’un salon de tatouage. Virginie m’a proposé de rencontrer un de ses amis tatoueurs et de m’accompagner lors du rendez-vous. Elle m’a conseillé de réfléchir déjà au dessin que je souhaitais pour mon tatouage, de venir avec des photos. »
Deuxième étape : réflexion sur le choix du tatouage
Il faut maintenant réfléchir sur le choix du dessin : référentiel, esthétique. La décision est prise et les contacts commencent. Cela peut prendre des mois pour rencontrer des personnes tatouées et avoir leurs conseils sur le dessin, les couleurs, les techniques et les bonnes adresses. Lily me fera une description assez large de ce qu’elle aimerait, j’ai le sentiment que c’est plus une ambiance, ou un sentiment qui est recherché qu’un dessin. Elle cherche la sensualité, l’érotisme. Je me souviens d’ailleurs qu’à l’époque elle me raconta comment elle a choisit son tatoueur, c’est aussi parce qu’il a su employer les mots : tu as une belle peau, des hanches pour enfanter, et là il sera très sensuel. Et dans la tête de Lily tout cela a fait écho.
« J’aime beaucoup l’Art Nouveau et l’Art déco. Je savais déjà que je ne voulais pas d’un dessin figuratif. J’imaginais des motifs floraux, des courbes. J’ai feuilleté quelques ouvrages et j’ai annoté certains dessins qui me plaisaient. »« Au-delà, d’oser quelque chose d’un peu fou, j’ai pris conscience que je souhaitais que ce tatouage soit une sorte de bijou, une parure qui pouvait apporter une forme de sensualité à mon corps. » « Quand il a terminé de calquer le dessin sur ma peau, j’ai pu voir dans un miroir ce que cela représentait. Nous avons plaisanté sur le fait que c’était le moment où jamais pour moi de faire demi-tour. En m’observant dans le miroir, j’étais déjà très satisfaite du rendu et cela me donnait une idée très précise du tatouage. Je trouvais que tel qu’il l’avait dessiné sur ma peau, cela mettait vraiment mon corps en valeur. Il m’a expliqué qu’il avait dessiné, assez bas, la fin de la courbe sur ma hanche car cela permettait de cacher une partie du tatouage par mes sous-vêtements. De ne pas savoir d’emblée où le tatouage se terminait, cela lui donnait un peu plus de sensualité et de mystère. Ce moment d’échange était troublant et très intime car en observant le dessin qu’il avait réalisé sur ma hanche, il m’a dit que mon corps était fait pour avoir des enfants. Par ces paroles, il touchait très précisément à ma féminité et à ce que je voulais mettre en valeur. Je suis restée un peu interdite par rapport à ce qu’il venait de dire et je n’ai pas voulu poursuivre plus en profondeur cette discussion car cela touchait de trop près mon histoire personnelle mais cela m’a donné à réfléchir. »
Troisième étape : choix du tatoueur
Souvent conseillé par un proche, le choix se fait sur base d’une réputation. « Son » tatoueur » est toujours perçu comme l’un des meilleurs ! En ce qui concerne Lily, elle ira d’abord voir mon ami tatoueur. « En parallèle de mes échanges avec Virginie, j’avais également discuté de mon projet de tatouage à un ami qui s’était lui-même fait tatouer quelques années plus tôt et qui avait été très content du travail du tatoueur et surtout du contact qu’il avait eu avec lui. »
Le jour du tatouage
Parfois on se fait accompagner. Le stress est à son apogée. « Le rendez-vous avait été fixé à l’avance, le tatoueur nous attendait et le fait que cet ami m’accompagne a facilité la rencontre car ils se connaissaient. ». « C’est « le trouillomètre à zéro » et dans un état de fébrilité avancé que je suis entrée dans le salon de tatouage. Le tatoueur m’a reçu à l’étage. J’étais rassurée car son espace de travail était en retrait par rapport aux autres boxes et pas dans un endroit de passage où l’on se fait tatouer au vu et au su de tout le monde. Cet endroit était agréable, il y avait sa table de travail mais aussi un bureau avec des ouvrages d’art et de la musique en arrière-fond. »
Premiers jours avec son tatouage : l’intime
On le regarde, on en prend soin. Il faut savoir que le tatouage, dans les premières semaines, demande un soin particulier pour le nettoyer : pas de bain, pas de jet de douche direct, ne pas le laver avec un gant mais à la main, et avec un savon spécial. Il faut aussi le graisser avec une crème spéciale qui est normalement conseillée par le tatoueur. En bref, « on l’aime bien » son tatouage ! Tous ces premiers soins ont pour but de garantir une cicatrisation correcte, et que les traits du dessin bougent le moins possible. Il est souvent prévu que le tatoueur revoie son client deux à trois semaines après pour vérifier si le tatouage a bien cicatrisé et si des retouches sont nécessaires. Il faut savoir que le corps rejette aussi de l’encre durant les premiers jours, il faut donc parfois repiquer. « J’ai quitté le salon de tatouage dans un état second, un peu hébétée par cette séance de deux heures riche et intense en sensations et en émotions mais très satisfaite du travail qu’il avait réalisé. J’ai suivi très scrupuleusement les étapes des soins et tout s’est déroulé très précisément comme il me l’avait décrit. La douleur est revenue instantanément dès que j’ai enlevé le film transparent et passé un gant humide pour ôter le gel. Elle est restée présente pendant plusieurs jours jusqu’à ce que le tatouage se mette à « croûter ». A partir de cette étape, la douleur a totalement disparu. Pendant toute cette période, il a fallu que je me familiarise à ce tatouage qui était dessiné sur ma hanche ; cela a pris du temps et j’ai ressenti des émotions diverses. Il m’a fallu intégrer cette transformation. Je n’ai jamais douté de mon choix mais parfois en m’observant dans le miroir, ce dessin sur ma peau prenait toute la place, je ne voyais plus que lui ; ensuite peu à peu, il s’est intégré à l’image que le miroir me renvoyait de mon corps, une partie d’un tout. C’est comme si mon cerveau devait apporter des modifications à la perception qu’il avait de mon corps, comme si le schéma corporel qui était intégré jusque là, devait être réorganisé. Dans les jours qui ont suivi, je me suis sentie « changée » J’ai repris le cours de ma vie, « le train-train quotidien » mais la douleur qui était encore présente me rappelait à différents moments de la journée, cette « nouveauté » dessinée sur ma peau. Un secret caché sous les couches de vêtements. Ce cadeau que je m’étais fait à moi-même, comme une boîte qui contiendrait un trésor. Je n’en ai parlé à personne, je n’ai pas souhaité partager cela avec mes collègues par exemple. Je n’ai pas eu envie d’exhiber mon tatouage et étrangement, j’ai supporté la douleur ; à aucun moment cela n’a été contraignant alors qu’une simple étiquette de vêtement ou un élastique trop serré peut me rendre folle, les picotements constants du tatouage ne m’ont pas gênée.»
Intégration du tatouage : l’exhibition
La personne s’est approprié son tatouage, elle est à l’aise avec ce dernier et peut concevoir de commencer à le montrer au monde. La personne éprouve une certaine satisfaction, une fierté.
« Quelques mois plus tard, j’avais prévu un séjour aux thermes et là, pour la première fois, mon tatouage allait être visible. J’étais un peu inquiète sans trop savoir pourquoi mais c’était encore une étape à franchir que de l’exhiber aux yeux de tous. Je suis quelqu’un de discret qui n’aime pas se faire remarquer. Je n’avais pas envie de le cacher sous un maillot une pièce mais j’avais la sensation de m’exposer et ce qui m’appartenait jusque là, allait être montré dans un lieu public. J’avais, malgré tout, quelques craintes, de ce que j’allais lire dans le regard des gens. Tout s’est bien déroulé et je me suis rendue à la piscine normalement mais cette nouvelle expérience d’exposer mon tatouage aux yeux de personnes anonymes a été une étape de plus franchie dans l’acceptation de ma transformation. Cela m’a apporté de la sérénité et par la suite, lors de vacances avec des amis où les questions, autour de la piscine, n’ont pas manqué de fuser, j’ai pu parler tranquillement de mon expérience et cela m’a fait prendre conscience que ce que les autres pouvaient en penser, m’importait peu. » « Aujourd’hui, deux ans après m’être fait tatouer ; mon tatouage fait intégralement partie de ce que je suis. Je le trouve toujours aussi beau et harmonieux et je suis toujours aussi contente d’avoir « osé » m’offrir ce cadeau. Il m’arrive de penser à me faire tatouer à nouveau. Récemment, j’ai découvert un très beau dessin floral et je me suis surprise à me demander sur quelle partie de mon corps je me le ferais bien tatouer. Je ne sais pas si je passerai à l’acte mais c’est assez amusant de voir cette envie réapparaître. Il est bien évident que si je devais me faire tatouer à nouveau, je reprendrais contact avec le même tatoueur. Je ne peux envisager de me faire tatouer par quelqu’un d’autre. Je n’ai toujours pas envie aujourd’hui d’exhiber mon tatouage et je reste prudente à ce qu’il ne soit pas visible sur mon lieu de travail. Je fais attention à ce que je porte afin qu’il ne soit pas apparent même par transparence au travers d’un vêtement. J’occupe une fonction de responsable et lors d’une discussion informelle avec des collègues, je me suis rendu compte des préjugés tenaces qui existaient encore par rapport au tatouage. Aux yeux de certains, je suis persuadée que je serais considérée différemment s’ils savaient que j’étais tatouée. Je trouve cela aberrant et fondamentalement leur opinion m’importe peu mais le cadre professionnel me demande de rester prudente et je n’ai pas envie de me mettre en difficulté pour un tatouage. Au contraire cette situation m’amuse car j’imagine la tête de certains collègues s’ils savaient que je suis moi-même tatouée. Cela apporte un côté piquant à certaines situations professionnelles et me conforte dans l’idée que nous nous faisons de certaines personnes est souvent loin de la réalité. Cette dualité entre ce que les autres perçoivent de moi et ce que je suis réellement, est marquée symboliquement sur ma peau au travers de ce tatouage.
Par Virginie Desmet
[1] Pour ce récit, j’ai pris le risque d’utiliser un autre outil, une autre méthode. J’ai mis Lily au travail. Etant une personne intelligente et cultivée, aimant l’écrit et la lecture. L’idée étant ici qu’elle écrive sa rencontre avec le tatouage. Cet exercice est arrivé en bout de course, et les rencontres avaient déjà eu lieu sur les trois années. Il s’agissait donc de reprendre tout ce parcours et de l’écrire. « La thérapie du tatouage » comme elle le définira, l’écrit fini.
*Conte Danois écrit en 1835 par Hans Christian Andersen, qui aborde l’histoire d’une princesse à la peau très sensible.