RAT du RAT, RAT du RAT Décembre 2016
Publié le 15/12/2016

Simon a 26 ans lorsque je le rencontre pour la première fois. Il a été orienté par un service de santé mentale contacté par ses parents à la suite d’une hospitalisation. Son séjour en psychiatrie a été marqué par un passage à l’acte sous la forme d’une prise de produit (inhalation de gaz) intra-muros qui a amené l’équipe soignante à prendre une mesure de mise en observation à son encontre.

A la suite de celle-ci, Simon est rentré en famille, mais il a très vite manifesté le souhait de quitter cet entourage et sa région pour venir s’installer à Bruxelles. C’est dans ce contexte particulier que nous avons été contactés afin d’assurer son suivi dans une ville qu’il connaît peu, mais où réside son frère Robert qu’il admire beaucoup, auquel il s’est longtemps identifié et chez lequel il compte séjourner dans un premier temps.

Lors du contact initial, Simon m’apparaît très vite comme un jeune homme de sa génération par son look et son allure générale. La présence de tatouages sur ses avant-bras est également un signe de son époque, mais aussi et au-delà, je le comprendrai plus tard, une façon de se démarquer ou plutôt, devrais-je dire, de « marquer » sa différence. Je le sens en souffrance. Il relate très vite sa difficulté à « se prendre en main », ses idées noires omniprésentes et ses différentes tentatives de suicide depuis 2012. Malgré son apparente timidité, Simon n’en demeure pas moins assez loquace durant ce premier entretien pour aborder les pans les plus sombres de son histoire. Indéniablement, il recherche un espace où se déposer, se raconter, trouver le fil et comprendre les raisons qui le poussent sans cesse à se vivre si défaillant et à s’en prendre régulièrement à lui-même. Il terminera cette séance en formulant un souhait, celui d' »avoir le déclic pour passer à autre chose ».

Car c’est bien aussi de cela dont il s’agit pour lui, comme d’ailleurs pour tant d’autres de ses congénères: quitter son univers familial pour trouver le moyen de se construire dans une société vécue parfois comme hostile et en crise d’identité. Les valeurs de sa famille, quant à elles, sont bien ancrées en lui. Trop bien! Elles l’encombrent. Il voudrait s’en défaire, donner plus de crédit à ses propres idées, les assumer davantage, les faire reconnaître. Seulement voilà, Simon est un jeune homme « bien » éduqué, dans le sens loyal de l’expression, qui a donc toujours plus ou moins respecté les règles familiales, et cela même s’il ne les approuve pas vraiment. Ses parents, profondément croyants, ne font qu’un. Le père qui a toujours imposé une autorité certaine à ses enfants, est présenté comme le bras armé d’une mère phobique, fragile, qui craint toujours aujourd’hui de sortir seule de chez elle… comme Simon! Ce couple fusionnel a donné naissance à six enfants. Notre patient est le cinquième de la fratrie. Pour lui, les autres ont réussi, du moins au regard des critères du modèle familial: ils ont fait des études supérieures, trouvé un boulot, un partenaire de vie, ont fait des enfants. Face à eux, il se vit comme un raté. Mais qu’est-ce qui l’a donc détourné de sa route, lui qui, jusqu’au début de ses secondaires, suivait un parcours sans encombre?

A 13 ans, ses résultats sont en chute libre. C’est précisément l’époque où il apprend que son frère Robert a été abusé, 7 années durant, par un chef scout qui était fort proche de la famille. Cette dernière semble avoir été dévastée, débordée par l’annonce tardive de ces méfaits passés. Le père, rongé par la culpabilité, incapable de réagir et d’exprimer, ici comme ailleurs, ses émotions, choisira la voie du silence. Le grand frère en gardera une grande rancune vis-à-vis de ses parents, rancune à laquelle Simon adhèrera pleinement. Ce silence pesant est également une marque de fabrique de cette famille endeuillée, du moins lorsqu’il s’agit d’aborder les sujets sensibles, plus personnels, plus individuels, et notamment celui de la sexualité. Simon en a fait la lourde expérience lorsqu’à l’aube de son adolescence, il fut naturellement mis en contact avec ses désirs libidinaux naissants. D’autant que la confusion régnait en lui, ressentant de l’attirance non seulement pour les filles, mais également pour les garçons, et surtout pour son meilleur ami avec lequel il découvrait un autre monde et vivait les préoccupations de son âge par procuration.

C’est donc dans ce contexte particulier que Simon fait la connaissance avec les produits. D’abord, le cannabis qu’il arrêtera parce qu’il avait fortement tendance à se replier sur lui-même lorsqu’il en consommait. Ensuite, il prendra de la cocaïne et de la MDMA (ecstasy) qui l’aideront à créer certains liens avec des groupes de pairs. Quelques années plus tard, c’est avec le LSD et ses premières grosses angoisses qu’il fera connaissance, mais aussi le butane pour « s’exploser, se mettre la tête à l’envers ». Enfin, il utilisera l’alcool pour surmonter ses phobies sociales, lui procurer un sentiment d’euphorie et le désinhiber quelque peu face à ses velléités de rencontres amoureuses. Mais ces produits seront aussi l’occasion d’alerter la sphère familiale, de la mobiliser autour de lui pour, au final, entreprendre une thérapie avec ses parents et sa fratrie qui marquera le début d’un processus de (re)construction.

L’utilisation du produit a été à la fois salutaire et suicidaire chez Simon. Il est à mettre sur le même plan que le passage à l’acte auquel il a eu recours et dont il a été victime en 2011. L’histoire est peu banale! Ce soir-là, Simon doit se rendre à une fête avec des amis. Comme toujours dans ce cas-là, il est ballotté entre son désir et la peur de le vivre, de s’y confronter et de l’assumer face aux autres. Cette ambivalence est très vite supplantée par l’angoisse et la phobie qui en est l’expression la plus conscientisée. Simon décide donc de boire très tôt dans la journée pour se préparer à sortir et à vivre ce moment délicat. Il passe préalablement chez une connaissance où il poursuit son ivresse. En quittant les lieux, notre patient n’est plus en état de répondre de ses actes. Il est seul dans la rue comme une proie face à ses démons. Il n’arrivera jamais à cette soirée. Simon se retrouve plusieurs heures durant dans un endroit sordide, la cave lugubre d’un immeuble délabré qui se situe sur la route de la discothèque où il devait se rendre. Il y retrouve ses esprits au petit matin. Un homme est présent à ses côtés. Ils échangent, pacifiquement. Simon comprend assez vite que cet individu a abusé de lui durant ses longues d’heure d’absence. L’homme s’en va sans demander son reste.

A la suite de cet incident, notre patient est déboussolé et pris de panique. Il se rend à l’hôpital après avoir fait appel à des amis. Un de ses frères l’y rejoint et le conduit ensuite chez leur grande sœur où la famille se retrouve au complet. Tous sont sous le choc. La décision de porter plainte à la police, appuyée unanimement par les siens, sera, dira-t-il plus tard, comme une reconnaissance et, au-delà, une façon d’arrêter de se sentir fautif. La confusion a fait place à la colère. Contrairement à ce qu’on aurait pu croire, Simon n’en veut pas à son violeur d’un soir, mais à…ses parents et à l’agresseur de son frère Robert! Il n’en reste pas moins qu’il finit par retourner une fois encore ses sentiments négatifs contre lui-même et intente à sa vie. Une thérapie familiale est vivement conseillée et organisée par l’équipe soignante qui prend en charge Simon. Le cadre est posé pour la mise en place d’un véritable processus thérapeutique auquel nous serons conviés par la suite.

L’histoire de Simon est celle d’un jeune homme en proie, malgré et/ou à cause de son attachement aliénant à un clan, un bloc familial, à une grande solitude, celle d’un être en devenir qui cherche désespérément à construire son identité propre. Son ambivalence à l’encontre du modèle dominant n’a pu trouver d’autre interlocuteur, d’autre passeur que le produit. Ce dernier a agi visiblement comme catalyseur de ce malaise existentiel. Il l’a aidé à supporter sa condition tout en l’exposant aux passages à l’acte les plus incertains. Il l’a accompagné dans sa quête de changement tout en revisitant et en réactualisant le traumatisme auquel la famille s’est heurtée. Aujourd’hui, Simon n’en est plus tout à fait là. Différents espaces de parole se sont ouverts et lui ont permis d’exprimer une part de lui-même et de son malaise, de mobiliser les ressources de chacun. Au-delà, il a cherché aussi et avant tout à permettre à ses proches d’affirmer leur différence et, par-là même, la sienne, dans une forteresse familiale bien gardée par la peur, celle de perdre sa substantifique moelle. Dans ce travail de détricotage, Simon a découvert des individualités, des frères et une sœur, mais également un père et une mère auxquels il a pu s’adresser autrement, ou plutôt adresser autrement sa propre singularité. Mais, le retricotage reste difficile. Le doute subsiste et la dépression guette encore et inlassablement. Quant au produit, il se maintient à ses côtés comme un possible partenaire de route sur le chemin tortueux de son émancipation identitaire.

 

Par Joël Bissar