ALLO ! Allo !!! Je vais me suicider
Samedi 10h, affairé à atteler le porte-vélo à ma voiture pour partir en weekend, quand mon GSM professionnel sonne. Il m’indique l’identité de l’appelant. Je prends la communication. Au bout du fil, une voix chevrotante, entre l’angoisse et le désespoir.
« allo ! allo ! Je vais me suicider, je suis sur le pont… et j’attends le train pour me jeter… pour en finir»
Je l’interromps « Juste pour m’assurer, vous êtes qui? »
Il s’identifie. C’était un de mes patients de 32 ans. Il est père d’un enfant de huit mois.
« Je vous ai reconnu Monsieur … » et je l’appelle par son nom de famille en ajoutant « c’était juste pour m’assurer. Bonjour Monsieur …qu’est ce qui vous arrive ? »
« Ma femme m’a foutu à la porte … ne veux plus de moi… elle va demander le divorce ; elle va me priver d’elle en gardant son enfant. ».
J’ai vu ce patient pour la première fois deux mois avant la naissance de son enfant. Il avait vécu d’abord la grossesse de sa compagne comme un conte de fée me disait-il. Il a arrêté l’héroïne et a entamé un programme de substitution à la méthadone. Au milieu de la grossesse, il a commencé à avoir des bouffées d’angoisse et c’est son médecin généraliste qui l’a me l’a référé. À cette époque, il se montrait très attentif à sa compagne et était aux petits soins pour elle. Au bout du premier entretien, j’ai perçu chez lui des signes d’inquiétude de perdre sa place auprès de sa compagne au profit de l’enfant. Cette inquiétude s’est clairement confirmée au cours du deuxième entretien. Il avait peur de perdre l’attention de sa compagne et d’être délaissé voire même abandonné par elle. À la naissance il était un temps rassuré, au prix d’une bonne conduite d’enfant modèle aidant et serviteur de celle-ci. Il était gratifié en conséquence. Ce fantasme de risque de perte de l’amour de sa femme par le simple fait de l’arrivée d’un enfant signe une confusion de place symbolique dans la chaîne de filiation et révèle surtout sa fragilité psychique. Il apparaît comme un père – enfant de sa compagne. Et voilà que ce fantasme de perte de sa compagne devient d’un coup réalité et c’est l’effondrement dans lequel il était au moment de l’appel.
Je l’interromps, « C’est ce qu’elle vous a dit ? »
Il répond : « Oui, oui et m’a jeté avec mon sac dehors et a claqué la porte »
Je reprends : « Et qu’est ce qui a déclenché tout ça ? »
« Elle a trouvé des produits dans mon sac. » me dit-il tout en éclatant en sanglot … et de plus en plus fort. S’en suit un long monologue : « Je sais ! J’ai encore fait le con, j’ai de nouveau tout bousillé, je mérite pas de vivre. Cette fois c’est fini, elle m’avait donné une dernière chance et j’ai tout bousillé… Vous savez qu’elle est toute ma vie. »
J’arrive à l’interrompre « Oui je sais qu’elle est très importante pour vous, de votre famille c’est la personne la plus importante pour vous si je ne me trompe pas. »
« Oui ! ouiii !!! » confirme-t-il.
J’enchaîne : « Vous êtes où exactement ? ». Il me dit le lieu. Je l’ai alors invité à dessein de me décrire dans le détail sa position en demandant de plus en plus de précisions. C’est ce qu’il a fait pendant au moins dix minutes. J’ai demandé des détails de sa position non pas pour le localiser, mais plus pour le distraire de sa détresse et l’extraire de cet insoutenable vécu, de ce canal kinesthésique interne (comme disent les praticiens de la programmation neurolinguistique) et pour le faire voyager dans d’autres canaux perceptifs comme le visuel (ce qu’il voyait), l’auditif (ce qu’il entendait), …
Puis j’ai repris :
« Je vois exactement où vous êtes maintenant et ça ne m’étonne pas qu’avec toutes ces lignes électriques, il y a de la friture dans mon téléphone. »
« Ah ! Pas chez moi » me répond-il.
« Vous avez alors un meilleur GSM que moi. Je vais chercher mon agenda pour vous donner un RDV le plus vite que je peux. En attendant comme je ne vous entends pas bien, je vous demande de couper la communication, de vous éloigner le plus possible de cette zone et je vous rappelle OK ? »
« OK » me répond-il.
« À tout de suite ! »
Deux visées sous-tendaient mon intervention.
- Reprendre l’initiative dans l’entretien en étant plus directif et en lui donnant des indications précises qui le contiennent dans cet effondrement.
- Pour le faire bouger et l’éloigner du secteur que je percevais comme dangereux vu l’intention qu’il m’avait déclarée. En fait je l’entendais parfaitement bien.
Cinq minutes après :
« Allo, Mr… voilà je peux vous recevoir déjà lundi à 15h »
Et qu’elle fût mon étonnement quand il m’a répondu : « Non Monsieur Slama, pas l’après-midi. C’est la Belgique qui joue contre… au mondial. »
Ouf ! Il reprend pied.
« Ah ! Oui c’est vrai! Et mardi à 17h ? ». Ce « Oui, c’est vrai » était destiné à renforcer cette reprise de contact avec son projet de voir ce match.
« Oui ça va ! Toujours à la maison médicale ? »
« Oui à la maison médicale. Et votre pronostic pour le match? » Je savais son penchant pour les paris.
« Belgique gagnante 2-1 »
« Bon pour moi c’est un match nul. Mais j’espère que vous ayez raison. » Et là, en m’impliquant dans le jeu, je consolidais l’alliance thérapeutique. Certains diront la manipulation. Et j’enchaîne : «Et pour ce weekend, vous allez chez qui de votre famille ? » Là clairement je lui ai suggéré une direction pour l’accrocher à une relation et m’assurer qu’il ne restait pas seul.
« Chez ma sœur…c’est avec mon beau-frère que je vais d’ailleurs regarder le match. »
« Bien à mardi et bon match. »
« Merci Mr. Slama! À mardi. »
« Bon weekend »
« Bon weekend Mr. Slama » et je n’ai plus rien dit jusqu’à ce qu’il raccroche.
Mardi à 17h, il était dans la salle d’attente de la Maison Médicale pour son entretien.
À suivre au prochain RAT du RAT.
Par Moncef Slama